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29.08.2024

Un Donut pour concilier la justice sociale et environnementale

Le modèle du Donut fixe un plancher social, qui correspond aux besoins vitaux, ainsi qu’un plafond environnemental qui invite à ne pas dépasser les limites écologiques pour préserver les conditions de vie dignes pour toute l’humanité et lui assurer un futur décent. Au centre, se situe un espace sûr et juste pour l’humanité. Ce modèle concilie la satisfaction des besoins essentiels, revendiqués depuis longtemps par les personnes qui défendent les droits humains, et la préservation de la planète. Mais quel est le rôle de la coopération internationale pour atteindre ce Donut ?

Le modèle du Donut a été développé en 2012 par l’économiste britannique Kate Raworth. Il a pour vocation de repenser l’économie pour qu’elle réponde aux besoins humains dans le respect des limites de la planète. Le plancher social est composé de douze dimensions, basées sur les Objectifs de développement durable (ODD), tels qu’une alimentation suffisante, l’accès à l’eau potable, des conditions sanitaires décentes, un revenu minimum et un travail digne, la représentation politique ou encore l’égalité de genre. Le plafond environnemental correspond aux neuf limites planétaires fixées par un groupe de scientifiques du Stockholm Resilience Center[1] en 2009. Elles correspondent à des seuils que l’humanité ne devrait pas dépasser pour préserver un environnement durable et stable et éviter des basculements imprévisibles et brutaux. Aujourd’hui à l’échelle mondiale, 6 limites sur 9 sont dépassées et une n’est pas encore quantifiée.[2] Plus ces seuils sont dépassés, moins les conditions qui ont permis aux êtres humains de prospérer pendant 11'000 ans seront garanties et plus nous serons exposés à des phénomènes extrêmes mettant en péril la survie de nos sociétés.

L’intérieur du Donut est ainsi limité à la fois par les droits de l’homme et la durabilité environnementale. Pour autant, ces limites n’entravent pas le bien-être humain : c’est en effet dans ces conditions que l’humanité a les meilleures chances de prospérer.[3]

« Fin du monde, fin du mois, même combat ?»[4]

La notion de justice environnementale répond à la double injustice causée par le changement climatique : les pays du Sud global sont les plus touchés par ses effets néfastes, alors qu’ils en sont le moins responsables. Par exemple, la faim aiguë a augmenté de 123 % au cours des six dernières années dans dix des pays les plus exposés aux risques climatiques. Or, ces dix pays sont responsables de seulement 0,13 % des émissions mondiales historiques de carbone[5]. Cette notion implique de définir la crise environnementale comme une question éthique et politique, et non pas purement scientifique. Elle fait réfléchir aux inégalités face aux impacts de ce phénomène, à la responsabilité historique et à la réparation.

Le changement climatique accroît considérablement les inégalités existantes, car les personnes les plus touchées ne disposent pas de moyens suffisants pour s’adapter et pour réparer les dommages déjà subis ou à venir. La notion de justice sociale permet de faire le lien avec les inégalités entre et à l’intérieur des pays. L’imbrication entre justice sociale et environnementale est évidente : une société ne peut évoluer si son milieu est condamné, de même qu’une société ne peut être stable et durable si les droits de chacune et chacun ne sont pas respectés. Les liens entre ces enjeux sont multiples et se jouent à plusieurs niveaux.

La pression sur l’environnement provoque l’exacerbation de la pauvreté.[6] Les impacts du dépassement des limites planétaires à long terme comme la hausse des températures et du niveau de la mer, les phénomènes météorologiques extrêmes, la baisse des ressources halieutiques, les sécheresses, la pollution de l’air ont pour effet de compromettre la capacité de nombreuses personnes à garantir leur sécurité alimentaire, leur santé, l’accès à l’eau potable. Les femmes et les filles sont plus touchées par les effets du changement climatique car elles ont un accès moindre à l’information, à l’éducation et aux ressources nécessaires à l’adaptation. En outre, ce sont souvent elles qui ont la responsabilité de fournir le foyer en eau, en énergie et denrées alimentaires, ressources qui sont directement affectées.[7] De plus, les mesures politiques visant à limiter la pression sur l’environnement peuvent aussi directement provoquer l’augmentation de la vulnérabilité.[8] Par exemple, le marché carbone volontaire, visant à compenser les émissions de gaz à effet de serre, est à l’origine de nombreuses violations des droits humains (accaparement des terres, violences, perte des moyens de subsistance). Autre exemple : l’augmentation des taxes sur les carburants, censée réduire leur utilisation, touche de manière disproportionnée les ménages les plus pauvres en raison de leur faible pouvoir d’achat, et dans le cas de ménages ruraux, leur plus forte dépendance à la voiture. La France en a fait l’expérience douloureuse lorsqu’une telle décision a déclenché le mouvement des gilets jaunes.[9]

A l’inverse, la pauvreté peut renforcer la pression sur l’environnement en incitant les personnes vivant en dessous du plancher social à utiliser des ressources de manière non durable.[10] Par exemple, plus de 2.5 milliards de personnes cuisinent au feu de bois dans des fourneaux ouverts. Ce mode de cuisson est très gourmand en bois, ce qui contribue à la déforestation de certaines régions, et émet une quantité importante de CO2, sans compter les particules émises qui provoquent des maladies respiratoires. Les décideurs et décideuses politiques doivent veiller à ce que les mesures prises pour favoriser l’atteinte du plancher social pour toutes et tous n’augmentent pas les pressions sur les limites planétaires.[11]C’est par exemple un problème lorsque l’agriculture intensive est subventionnée, afin d’accroître la production et baisser ainsi le prix des denrées alimentaires.[12] Si les politiques sont bien pensées, l’éradication de la pauvreté n’entrainerait que très peu de pressions supplémentaires sur les ressources, la clé étant une meilleure répartition et la lutte contre le gaspillage.[13] En effet, sur le plan de l’alimentation par exemple, il y a aujourd’hui suffisamment d’aliments pour nourrir tout le monde, mais ceux-ci ne sont pas répartis de manière équitables ni accessibles de manière abordable partout[14].

« Tous les enjeux locaux ont un effet global, tous les enjeux globaux doivent être localisés »

Les manifestations du changement climatique sont de plus en plus intenses et visibles. La Suisse est confrontée à de nombreux défis sur son propre territoire, en témoignent encore les inondations et glissements de terrain liés aux intempéries de l’été 2024. Mais la responsabilité de la Suisse ne s’arrête pas à ses frontières, car les 2/3 de son empreinte climatique se situent à l’étranger, par le biais des importations et de la consommation. On parle alors d’effets de débordement, d’externalités négatives ou de spillover[15]. Quelques chiffres pour illustrer ce phénomène : la Suisse se situe en tête de l’Indice de développement humain[16], l’IDH (qui prend en compte l’espérance de vie, le PIB et le niveau d’éducation). Sur une autre échelle, la Suisse se situe au 15ème rang sur 166 pays pour la mise en œuvre de l’Agenda 2030[17] et l’atteinte des ODD. Mais ces bonnes notes ont un prix : la Suisse chute à la 157ème place sur 166 pour les externalités négatives qui touchent les autres pays. Autrement dit, si tout le monde vivait comme la Suisse, il faudrait trois planètes pour satisfaire les besoins de l’humanité. Avec de tels impacts sur l’étranger, on ne permet pas à d’autres pays d’être durables.

Si notre responsabilité dans la dégradation de l’environnement à l’échelle mondiale est évidente, nous sommes aussi tributaires de l’évolution du climat et du bien-être de la planète. Bien que les personnes affectées en premier lieu par le bouleversement climatique se trouvent majoritairement dans les pays du Sud global, les impacts négatifs touchent déjà certaines de nos régions et devraient s’accentuer dans les années à venir. A ce rythme, il est crucial que les pays qui en ont les moyens fassent les efforts nécessaires pour réduire au maximum leurs empreintes et soutiennent les pays les plus touchés. Il s’agit du système de perte et dommages, qui contraint les pays ayant largement contribué au changement climatique à « réparer » les dégâts causés ailleurs.[18] Ainsi, en plus d’essayer de réduire au maximum ces effets négatifs à l’étranger, il est nécessaire d’agir positivement sur les autres pays. La coopération internationale en est un bon exemple.

Donut et coopération internationale – des objectifs communs

Outil de visualisation, boussole pour l’avenir, le Donut permet de concilier les enjeux environnementaux et sociaux, tant à l’échelle locale que globale. Actuellement, aucun pays n’entre dans le Donut.[19] Les pays qui parviennent à satisfaire les besoins élémentaires de leurs citoyen·ne·s dépassent généralement les limites planétaires. Au contraire, les pays qui se situent en dessous du plafond environnemental peinent à garantir les besoins sociaux. L’équilibre se trouve donc entre ces deux types d’économies. Faire entrer l’humanité entière dans le donut implique une réduction massive des inégalités, l’amélioration des conditions de vie des personnes les plus précarisées et la préservation de la planète. Cela semble être un vaste défi, mais une étude récente a montré que c’était possible[20]. La coopération internationale poursuit précisément ces objectifs, à travers des projets, programmes et partenariats de long-terme avec des entités du Sud global. Certains projets visent à assurer la satisfaction des besoins fondamentaux dans les domaines de l’éducation, de l’emploi, de la santé ou encore de l’égalité, dans la logique leave no one behind (ne laisser personne de côté). D’autres projets répondent aux défis environnementaux et aux conséquences du changement climatique. Il s’agit par exemple de promouvoir des méthodes agroécologiques ou de renforcer la résilience et l’adaptabilité des personnes en première ligne des effets du changement climatique. Tous ces projets respectent le principe Do no harm (ne pas nuire) : les actions visent à améliorer la vie des personnes fragilisées, en respectant leurs droits, et veillent à ne pas aggraver la situation, sociale et environnementale.

La coopération internationale répond aux problématiques des pays du Sud global, qui sont en partie causées par nos modes de vie et de consommation. Le commerce équitable est également indispensable, car il permet aux producteurs et productrices d’adopter des méthodes leur permettant de faire face aux aléas climatiques, et de sortir du spectre de la pauvreté et de l’aliénation.

Chaque geste, chaque action, chaque projet, qu’il concerne l’aspect environnemental ou social, qu’il se joue à l’échelle globale et locale, est nécessaire et contribue à faire entrer l’humanité du Donut. Ce modèle le montre, pour lutter efficacement contre les impacts du changements climatiques, il faut agir conjointement dans tous les domaines et à plusieurs échelles. Alors que le mouvement pour la transition écologique se fait de plus en fort et que des millions de citoyens et citoyennes se mobilisent, quelle place est laissée aux personnes marginalisées et aux pays du Sud global ? La question des inégalités doit être intégrée aux réflexions de fonds pour dessiner les contours d’un futur sûr et juste pour l’humanité entière. Soutenir des projets de coopération est une des manières, pour les collectivités publiques suisses et vaudoises, de reconnaitre ces enjeux et d’agir en faveur de ce futur plus durable sur le plan social et environnemental, et plus désirable, où que l’on vive.

Lucie Engdahl



[1] Les limites planétaires, Wikipédia

[2]Swiss Donut Economics Network

[3]Un espace sûr et juste pour l’humanité – le concept du Donut, Oxfam 2012

[4]L’économie du Donut, Oxfam & Magasins du Monde Belgique 2020

[5]La faim dans un monde qui se réchauffe, Oxfam, 2022

[6]Pour une politique sociale écologique : protéger l’environnement et réduire les inégalités, Terra Nova 2014 ; Un espace sûr et juste pour l’humanité – le concept du Donut, Oxfam 2012

[7]Les femmes rurales sont plus vulnérables aux impacts climatiques, Rural 21, 2024 ; Le temps passé quotidiennement à la collecte de l’eau pourrait doubler, Rural 21, 2024

[8]Un espace sûr et juste pour l’humanité – le concept du Donut, Oxfam 2012

[9]L’économie du Donut, Oxfam & Magasins du Monde Belgique 2020

[10]Un espace sûr et juste pour l’humanité – le concept du Donut, Oxfam 2012

[11]Un espace sûr et juste pour l’humanité – le concept du Donut, Oxfam 2012

[12]Un espace sûr et juste pour l’humanité – le concept du Donut, Oxfam 2012

[13]Un espace sûr et juste pour l’humanité – le concept du Donut, Oxfam 2012

[14]Cartes sur tables – Dix mythes à déconstruire sur les causes de la crise alimentaire mondiale, Oxfam, 2022

[15] Définition des spillovers par l’Office fédéral de la statistique (OFS) 2024 : impacts positifs ou négatifs d’un pays au-delà de ses frontières, sur d’autres pays.

[16]Rapport sur le développement humain 2023-2024, PNUD, 2024

[17]Sustainable Developement Report, rankings

[18]Pertes et préjudices – Qui paiera les conséquences du changement climatique ? Bon pote, 2024

[19]Théorie du Donut – Revivez la conférence du Kate Raworth, UNIL, 2024

[20]Mesurer le Donut : Une vie de qualité et écologique pour tous est possible, Conseil fédéral, 2024