1514

01.09.2023

Projets de compensation carbone : quelles conséquences pour les populations concernées ?

Les conséquences du changement climatique affectent plus durement les populations qui vivent dans le Sud Global, alors qu’elles y ont le moins contribué. En effet, les pays en première ligne du changement climatique, qui sont confrontés aux catastrophes naturelles, aux inondations, typhons, incendies, désertification, sécheresse et montée du niveau des océans, sont ceux qui ont le moins de ressources pour s’adapter aux nouvelles réalités environnementales et pour augmenter leur résilience.

Il s’agit d’un défi immense pour la réalisation d’un monde plus équitable et plus juste, car les conséquences du changement climatique creusent et génèrent des inégalités. Face à cet état de fait, les collectivités et entreprises ayant largement contribué au changement climatique sont tenues d’agir, en réduisant drastiquement et rapidement leurs émissions de gaz à effet de serre et en contribuant à la réparation des dommages subis et à venir.

L’Accord de Paris[1], qui vise la réduction de la moitié des émissions mondiales de gaz à effet de serre d’ici à 2030 par rapport à 1990, prévoit, pour y parvenir, le mécanisme de la compensation carbone pour faire diminuer le bilan des entreprises, collectivités publiques et particuliers, sans réduire leurs émissions. Pour la première fois, les réductions réalisées à l’étranger peuvent être intégrées à la réalisation des objectifs de l’Accord[2]. Des projets sont ainsi mis en œuvre dans l’objectif de capturer du carbone ou de limiter/réduire les émissions d’autres secteurs et/ou activités dans d’autres pays[3] afin d’améliorer leur propre bilan.

Qui est responsable ?

En tant que pays ayant largement profité de la mondialisation (au détriment des pays du Sud Global), la responsabilité du changement climatique et de ses conséquences néfastes nous incombe, au niveau des collectivités publiques, du secteur privé et de la société civile. Nous avons une responsabilité historique et sommes tenu·e·s de réduire nos émissions de gaz à effet de serre conformément à l’Accord de Paris, et donc de faire des efforts individuels et collectifs pour y parvenir.

Les projets de compensation carbone, basés sur une délocalisation de la réduction du bilan carbone, font porter la responsabilité aux pays ayant le moins contribué au problème, car la majorité de ces projets est mise en œuvre dans les pays du Sud Global[4]. À titre d’exemple, ce sont les riziculteurs·trices du Ghana qui sont sommé·e·s de revoir leur méthode de production pour être plus écologiques, ou les communautés pastorales semi-nomades du Kenya qui sont privées de leurs pâturages historiques afin de préserver la végétation[5].

Qu’est-ce qu’un projet de compensation carbone ?

Les projets de compensation carbone visent à compenser les émissions de gaz à effet de serre produites en investissant dans des projets qui permettent de réduire l’empreinte carbone d’autres activités ou pratiques, le plus souvent dans les pays en développement, ou d’éliminer le carbone présent dans l’atmosphère, par exemple grâce au reboisement.

Les projets de compensation carbone doivent respecter quatre critères pour que la réduction des émissions puisse être prise en compte : il faut que les réductions évitées ou séquestrées soient additionnelles (c’est-à-dire, qu’elles n’auraient pas eu lieu sans le projet), que l’impact du projet soit irréversible, que les méthodes de mesures de l’impact carbone soient précises et correspondent aux standards et que l’entier du processus soit transparent[6]. De plus, le projet doit contribuer au développement durable dans le pays hôte et la réduction des émissions ne doit pas être revendiquée par un autre pays[7]. Les secteurs principaux des projets de compensations carbone sont la préservation des forêts ou le reboisement, le développement des énergies renouvelables, l’amélioration de l’efficacité énergétique et la gestion des déchets[8].

Les collectivités publiques, les entreprises ou les particuliers investissent dans de tels projets afin d’améliorer leur empreinte carbone. En 2023, l’administration fédérale soutient, par exemple, trois projets de ce type à l’étranger : un projet de riziculture durable au Ghana, un projet de développement d’un réseau de transports publics électriques à Bangkok en Thaïlande et un projet d’électrification solaire au Vanuatu[9].

Pourquoi ça pose problème ?

Les projets de compensation carbone sont de plus en plus décriés pour leur manque d’efficacité et de transparence, mais également pour non-respect des droits humains et car c’est devenu un marché juteux, géré de manière opaque. Selon l’ONG Survival, qui lutte pour les droits des peuples autochtones, les projets de conservation de la nature sont sources de graves violations des droits humains[10]. En effet, ces projets utilisent le plus souvent l’exclusion des populations pour protéger des espaces naturels, ce qui entraine une militarisation de ces régions et de nombreuses violences.

Le quotidien Le Courrier s’est penché sur un tel cas au Kenya, où des communautés pastorales semi-nomades n’ont plus le droit de se rendre dans certaines zones, mettant ainsi en péril la survie de leur bétail, leur sécurité alimentaire et leur mode de vie traditionnel[11]. Survival décrit ces pratiques comme une forme de colonialisme vert, car les zones de conservation sont imposées sans le consentement de la population locale, qui se retrouve expulsée de ses terres[12]. En outre, malgré le marché très lucratif des crédits carbones, les populations locales ne bénéficient d’aucune retombée (économique) positive.

De plus en plus de voix accusent également ces projets d’être inefficaces et de ne pas atteindre l’impact visé au niveau de la réduction des émissions de gaz à effet de serre. On note par exemple que les calculs visant à quantifier la réduction de carbone engendrée par ces projets sont inexacts, et diffèrent selon les entreprises[13]. Il en résulte un décalage entre les réductions d’émissions vendues et les réductions effectivement réalisées, et donc une certaine forme de greenwashing.

La compensation carbone pose également des problèmes d’éthique. Au vu de l’urgence de la situation climatique, il est largement admis qu’une réduction réelle des émissions est nécessaire. Or, le concept de compensation permet d’afficher une « neutralité carbone » sans réduire ses propres émissions. Payer est alors suffisant, et souvent plus facile que de modifier ses pratiques.

Mener des projets sans prendre en compte les populations locales est un non-sens

Il est donc important d’être vigilant face à ce nouveau type de coopération internationale : les projets de compensation carbone ne respectent pas forcément les valeurs et les critères des projets de coopération au développement tels que soutenus par la Fedevaco. Nos organisations membres mènent des projets d’adaptation au changement climatique afin d’augmenter la résilience des populations affectées dans les pays du Sud Global, dans l’intérêt de ces dernières et non pas d’entreprises souhaitant verdir leur image. Il s’agît par exemple de développer des méthodes d’agriculture adaptées à la désertification ou à la sécheresse, de soutenir la lutte pour la protection des droits des peuples autochtones, ou de consolider la prise en charge médicale de populations affectées par la pollution liée aux activités extractives[14].

Nouvelle Planète, par exemple, mène un projet de protection des droits des peuples autochtones au Pérou, qui passe par la préservation de la forêt amazonienne[15]. L’objectif est d’attribuer des titres de propriété collective aux peuples indigènes afin de leur permettre de vivre en sécurité sur leurs terres, tout en empêchant la déforestation et le commerce de bois. Ce projet est considéré comme un projet de compensation carbone mais possède une réelle volonté d’agir en faveur de l’amélioration des conditions de vie des populations locales.

Les projets de compensation carbone devraient toujours être pensés pour soutenir les populations affectées dans une logique de réparation. Ces projets devraient donc être élaborés, menés et évalués en partenariat avec les populations concernées en mettant leurs besoins au centre.

Ces projets ne doivent pas non plus remplacer la nécessité pour les pays et collectivités qui ont largement contribué au changement climatique d’avoir de réels objectifs de réduction de leur empreinte carbone. La justice ne peut se résumer à des compensations[16] et il est nécessaire d’allier les aspects de réduction, de compensation/réparation et de soutien à l’adaptation et à la résilience des populations affectées pour y parvenir.

Lucie Engdahl


Pour aller plus loin

  • Carbone de Sang au Kenya, Le Courrier, 17.04.2023 - Lire l'article
  • Greenwashing sur le dos des riziculteurs, Le Courrier, 13.08.2023 - Lire l'article
  • Campagne Carbone de sang, Survival - En savoir plus
  • La forêt comme permis de polluer ? Les mauvais calculs de la compensation carbone, Le Temps, 24.08.2023 - Lire l'article
  • EPER, compensation carbone et accaparement foncier - En savoir plus